Raise Hell (Nate)

J'en avais vomis. J'en avais fait des cauchemars.J'en avais tremblé et pleuré. Je me souviens avec netteté de la scène. Je courais, ma queue de cheval se balançait dans mon dos. Je les avais vu de loin et j'avais voulu les rattraper. Arrivée en haut des escaliers, j'avais crié son nom, il s'était retourné pour découvrir mon sourire ravi. Et puis, il y avait eu le bruit horrible de l'accélération de la voiture, mon visage avait perdu toute couleur. J'avais entendu le crac net de son corps contre la carrosserie, l'horreur s'était peinte sur mes traits, le sang avait tapissé le pavé tandis que son corps retombait lâchement sur le bitume. J'avais hurlé et dévalé les escaliers, manquant de tomber plusieurs fois, j'avais appelé les secours, j'avais tiré Nate en arrière. J'avais eu cet horrible pressentiment qui m'avait affolé le coeur, qui m'avait enserré la poitrine, j'avais eu peur. J'avais pleuré toutes les larmes de mon corps contre le dos de Nate qui ne le lâchait pas. Et puis les secours étaient arrivés, et puis tout s'était éteint, surtout le regard de mon ami. Je lui jette un regard de biais en buvant une gorgée de mon cocktail trop alcoolisé. Je lui prends la main pour qu'il me regarde, j'ai envie de le consoler mais je sais que je peux pas. Je le sais que trop bien parce que même moi, personne n'est capable de me consoler. C'est moi qui suis allée le chercher, ça fait une semaine qu'il est pas sorti de chez lui. Et Nate, il est jamais resté aussi longtemps à l'intérieur. Je lui souris mais finalement je suis même plus sûre que ce soit une bonne idée de l'avoir amené ici, même moi j'arrive pas à avoir l'air naturelle, à discuter de quoi que ce soit. Parce que j'arrête pas de penser à la chaise vide à ma droite. J'arrête pas de penser à lui. Tellement que j'ai l'impression d'en halluciner lorsque j'entends son prénom lâché à la table derrière Nate.

Il ne pouvait même pas le dire, à quel moment a commencé ce truc à l'intérieur.
Mais il s'agrandit. L'étouffe. L'enserre comme une lierre empoisonnée qui s'enroule autour de lui et dont il ne peut se dépêtrer. Ca se dilue sous ses yeux. Tout se confond et devient un magma informe, suintant, rampant. Parfois, il arrive à oublier, à se persuader que tout va bien. Chez lui, quand sa soeur vient le prendre dans ses bras. Quand une part de gâteau au chocolat apparait sur la table basse, comme par miracle. Mais tout ça au fond, ça ne changeait rien. Ca ne rimait à rien. La brûlure de l'alcool sur sa langue s'était muée en amertume, l'amertume se muait en lassitude et la lassitude se dissolvait sous des litres et des litres de rage. Parce que Seo Hyun était mort. Parce qu'il l'avait tenu dans ses bras, en soutenant son corps disloqué comme si sa peine pouvait le ressouder. Mais les morts ne reviennent pas. Contrairement au sang qui s'accroche à ses bras. Il a beau se frotter les mains, les nettoyer jusqu'à se les écorcher, la sensation ne disparait pas. Jamais. Elle s'incruste dans sa chaire, grignote chacun de ses nerfs. Sans qu'il n'y puisse rien. Alors Nate, il fait avec. Il se lève le matin, nettoie la maison, s'occupe de son père, essaye de s'abimer dans les livres. Des livres qui survole sans vraiment les lire. Encore et encore. Jour après jour. Heure après heure. Jusqu'à ce que Naree vienne le voir, jusqu'à ce qu'elle le pousse à sortir de là. Nate, il n'en a pas envie. Pas vraiment. Mais elle a l'air triste Naree. Avec ses grands yeux qui cherchent les siens. Avec sa main qui attrape ses doigts. Ces doigts trop sales pour ça. Rouge carmin, rouge vermeille, même si personne ne le voit. Nate, il est assit près d'elle sans la voir. Il ne parle pas. Il fait tourner son verre entre ses doigts, écoute d'une oreille distraite le tintement des verres qui s'entrechoquent les uns contre les autres. Et c'est soudain, son nom qui résonne dans l'air. Ca parvient même à le surprendre. Tant et si bien qu'il tourne le nez pour dévisager celui qui a bien put l'interpeller.

- Quoi?

Et ce sourire.
Ce sourire qu'on lui adresse, ce rictus au coin des lèvres. Pleinement satisfait. Si sincère, si euphorique, que Nate, il aurait presque voulut savoir ce qui se passait pour rire avec lui.  

- Tu sais quel bruit il a fait lorsqu'on lui a roulé dessus ton pote?

Un froncement de sourcil. Parce qu'il comprend pas Nate. Les mots roulent dans son crâne, s'affaissent dans son esprit, s'étiolent avant même qu'ils ne les saisissent. Non, il ne saisit pas. Il se redresse et dépose son verre. C'est comme un bourdonnement à ses oreilles. Un grondement qui enflent et qui enflent. Qui prend toute la place. Qui obscurcit tout le reste.

- T'as dis quoi?

Encore ce sourire. Ce sourire qui illumine tout son visage, un visage aux traits poupons, un visage sans nom et sans âge. Un visage qu'il ne connaissait pas. Un visage qui soudainement lui faisait mal. Si mal

- Crack. Comme une noix. A ton avis, quel bruit fera le tiens la prochaine fois? Alors si t'as compris le message Park. Barres toi de notre territoire..

Ah Nate, il le fixait. De cet air presque vide, presque absent. Avec des yeux qui brusquement, s'animaient d'une lueur nouvelle.
Il eut un long frisson.

Le silence se fait pesant entre nous et pourtant je suis incapable de trouver quoi que ce soit à dire. Incapable de trouver les mots, ne serait-ce que pour moi-même, alors ne parlons pas de Nate. C'était lui le meilleur ami de Seo Hyun après tout, je n'étais que son amie. J'ai du mal à imaginer le coeur en miette de celui qui a survécu. Je sais qu'il ressent avec autant d'intensité que moi le manque, l'absence de quelqu'un. Comme il avait emmené une petite partie de nous dans sa chute. On est incomplets, bancals, on attend quelque chose. Qu'il arrive, qu'il revienne du bar, souriant. On attend tout sauf son prénom prononcé par la table derrière Nate. Je le vois se retourner aussitôt, surement aussi surpris que moi. « Tu sais quel bruit il a fait lorsqu'on lui a roulé dessus ton pote? » Mes yeux s'ouvrent en grand, subitement. Je sens mon coeur louper un battement, déchiré entre la révolte et la peur. Parce que je connais Nate, et Nate se redresse, il lâche son verre et quelques mots d'un voix blanche. « T'as dit quoi ? » Mes yeux font l'aller-retour entre le visage de mon ami et celui de l'inconnu que j'aimerais qu'il réduise en miettes. Pourtant, je veux pas qu'il se batte. Parce qu'ils sont cinq à la table de derrière, et que Nate et moi on fait pas le poids. Après les mots qui suivent, tout se passe très vite. « Nate ! » Le bruit de ma chaise raclant sur le sol brise le silence, je me jette en travers de la table pour essayer d'attraper Nate, une partie de lui, n'importe laquelle, mais il a déjà fait valser sa chaise, il est déjà debout, il a déjà fait l'enjambée qui le préservait de son salut, il a déjà frappé.  

C'est froid.
Et Nate, il n'aurait pas dû avoir la force de trouver l'énergie nécessaire pour bouger aussi vite. En temps normal, il sentait sa tête s'incliner vers l'arrière, comme s'il succombait aux effets d'un somnifère, puis ses paupières s'abaissent, son souffle se suspend, et il rouvre les yeux en tressautant. Mais à mesure que son poing se fiche dans la mâchoire de l'autre, sa détresse s'accentue, elle aussi. C'est une interrogation suspendue, voguant quelque part dans un coin de son esprit: Comment peut-on souffrir à ce point alors qu'à première vue le temps aurait déjà dû faire son oeuvre? Pourtant, le désespoir gonfle en lui, l'asphyxie. Il cogne comme d'autres prodigueraient un massage cardiaque. Avec rage. Comme s'il essayait de se rattacher à Seo Hyun, à sa mémoire, à son pardon. Qui ne viendrait pas. Qui ne viendrait jamais. Parce que c'était sa faute. A lui. A Nate. Alors il pouvait bien cogner le grand con. Il pouvait bien hurler des propos incohérent en ruant vers l'avant alors même que des mains le tiraient vers l'arrière, ça ne changerait rien. Ca ne changerait rien à sa solitude qui se creusait sans jamais vouloir atteindre un fond. Ca ne changerait rien à une notion aussi fatalement définitive que le décès. Nate frappait. Comme il était frapper. Il luttait contre le monde. Contre l'autre. Contre les autres, sans jamais faire mine de s'arrêter.Il était comme anesthésié, la raison envolé, le coeur éventré. Pourquoi?! C'est ce qu'il aurait voulut hurler. Mais ça bloque dans sa gorge, comme une balle de base ball. Ca l'étouffe Nate. Ca le déchire, ça refuse de sortir. Parce qu'il sait pourquoi. Il ne le sait que trop bien. Alors il ne reste que les poings, qu'on invoque à coup de bélier, comme un miracle, comme une prière à ce sang qui s'esquisse peu à peu sur ses phalanges. Le sien ou celui des autres. Après tout, qu'elle importance.